Maladie

« Non, ce n'est rien, il ne faut pas vous inquiéter, monsieur Kedzierski. Votre mère a juste besoin d'un peu de repos, mais elle devrait s'en sortir. » Hugo ferma les yeux, le visage entre les mains et les coudes sur les genoux. Qui aurait cru que, lorsqu'il avait vu sa mère tomber à la renverse, qu'il allait vraiment s'inquiéter ? D'accord, il aimait sa mère, au fond. Mais il la détestait aussi, et pas qu'un peu. Cette femme ne s'était jamais vraiment occupée de lui, il s'était quasiment élevé tout seul, donc difficile de la voir comme une mère. Pourtant, quand elle allait mal, il s'inquiétait. Parce qu'il était quand même son fils, même s'il ne voulait pas trop se le rappeler. Au fond, Asher semblait avoir raison : il tenait plus à sa mère que ce qu'il pensait, et il était loin de ne pas se préoccuper de son état de santé. Est-ce que faire son coming-out était une bonne idée, du coup ? Il l'avait promis à Asher, mais il le craignait, à présent. D'autant plus qu'elle n'était pas en très bonne santé, même si elle était tirée d'affaire. Bon, en tout cas, ce n'était pas pour aujourd'hui, il devait la ménager. Le jeune homme se leva soudainement, ressentant un petit creux dans le ventre qui n'avait rien à voir avec de l'émotion. C'était tout simplement de la faim, sensation étrange après ces heures d'angoisse. Pourquoi s'en faire encore alors qu'elle ne courait plus le moindre danger ? Sans doute parce que c'était sa mère.

Hugo referma doucement la porte derrière lui. Son portable était désespérément silencieux, alors qu'il avait besoin de soutien psychologique. C'était la nuit, et une fois encore, Asher était parti rejoindre ses amis, ignorant totalement ce qui allait se passer avec Hugo. Le jeune homme lui avait envoyé un message, mais pas de réponse. Ça aussi, ça devait accroître sa tristesse. Et sa faim n'en était que plus exagérée. Il se dirigea vers le distributeur, fouillant dans ses poches pour trouver de quoi se payer une petite barre de céréales, et commença à introduire les pièces. La barre tomba lentement, très lentement, un peu comme dans un film, et Hugo se frotta les yeux pour être sûr que ce n'était pas une hallucination. Quand il les rouvrit, la barre de céréales était là, à attendre qu'il daignât la récupérer. Le jeune homme soupira, la prit entre ses doigts et déchira le paquet dans un mouvement qui en disait long sur son état d'esprit. Il prit quand même le temps de jeter l'emballage dans la poubelle prévue à cet effet avant de s'éloigner de l'appareil. Il ne pouvait pas retourner dans la chambre de sa mère, pas encore. Elle était belle, ainsi endormie. Hugo ne s'en était jamais rendue compte, mais une fois qu'on lui enlevait son air strict et sûre d'elle, elle pouvait sûrement attirer les regards des hommes. Enfin, des hommes qui n'étaient pas comme son fils, bien sûr. Le jeune homme était plutôt rassuré de voir que c'était une infirmière qui s'occupait d'elle ; si jamais sa mère se réveillait, et le surprenait à mater plus ou moins discrètement un bel infirmier... hé bien, ça commencerait mal pour la révélation de l'année. Hugo alla s'asseoir à l'écart des autres, choisissant exprès un siège où il n'y avait personne aux alentours. Alors qu'il était en train de savourer sa barre, une personne attira son attention. Il était sûr de l'avoir déjà vue quelque part, mais elle était trop loin pour en avoir le cœur net. Le jeune homme se leva et s'approcha, sans se rendre compte de ce qu'il faisait. Il pensait que c'était sans doute une camarade de classe. C'est alors qu'il vit son visage, et il la reconnut tout de suite. La fille psychopathe. Celle qui avait tenté de l'agresser, dans la boutique de son ancien voisin, qui lui avait causé la frousse de sa vie. Celle qui lui avait évoqué un animal, et la sensation étrange de toucher du doigt le secret de son petit copain... Hugo se figea net. Elle l'avait sans doute aperçu, maintenant, et son cerveau s'était comme... déconnecté. Qu'est-ce qu'elle allait lui faire, à présent ? Est-ce que la présence de témoins allait la ralentir, ou elle allait trouver le moyen de l'isoler et de lui arracher la tête ?

Hugo regarda la jeune femme pendant un moment sans savoir que faire. S'enfuir ? Elle allait sans doute lui courir après. Lui dire bonjour ? non, on aurait trop l'impression qu'il cherchait à engager la conversation. Lui sourire ? Ça, c'était vraiment trop lui demander, après la dernière fois... Le jeune homme se contenta donc de rester bêtement devant à elle, à se demander ce qu'elle faisait là. Il ne lui venait pas à l'esprit qu'elle pouvait peut-être rendre visite à quelqu'un. Dans sa tête, c'était juste une psychopathe comme plein d'autres, elle ne pouvait donc pas tenir sincèrement à quelqu'un. Si elle paraissait éprouver de l'affection pour une personne, ce devait être une ruse. Hugo n'arrivait tout simplement pas à la voir comme une personne normale. Pourtant, à part lui, personne ne voyait en elle une tueuse en puissance... A part peut-être à ses poings, qui s'étaient subitement fermés ? Hugo déglutit avec difficulté. Il n'avait pas de raison de se sentir menacé à cause d'une jeune femme qui prenait un air agressif, pas avec tous ces gens, cependant, il ne se sentait pas rassuré du tout. Il aurait voulu reculer, mais à présent que le regard de la jeune inconnue avait croisé le sien, Hugo était incapable de faire un pas en arrière. Cela aurait été trop lâche. Il ne frémit pas quand elle le gratifia d'un superbe « toi » bien colérique, aussi sec qu'un coup de marteau asséné à un cercueil que l'on ferme... Oui, lui. Il aurait pu lui dire la même chose. En revanche, la suite le surprit. Elle lui demandait ce qu'il faisait là ? C'était le comble. Sa mère était à l'hôpital, il avait le droit d'être là. Presque l'obligation morale, en fait. Alors oui, sa présence était sans doute plus légitime que la sienne... et d'abord, elle ne lui avait jamais dit de dégager. Au contraire, elle lui avait collé aux basques, le poursuivant avec acharnement, et c'était lui qui avait dû s'enfuir...

« Bonjour mademoiselle, déjà, rétorqua Hugo de la voix la plus assurée qu'il pouvait prendre. Je vois que la politesse vous étouffe toujours autant... »

Non, mais il était fou ou quoi ? Elle avait voulu le tuer, peut-être même le violer avant pour s'amuser, et il s'amusait à lui répondre grossièrement ! Une seule conclusion possible : il était tellement désespéré qu'il en était devenu suicidaire. Le jeune homme se retint de justesse de se mordre la lèvre. De toute façon, les mots s'étaient déjà échappés de sa bouche, il ne pouvait plus les retenir. Il se composa un visage amical pour compenser, un peu penaud, l'air de dire « ma langue va plus loin que ma pensée ». Encore fallait-il qu'elle y crût... Oh, et puis zut, de toute façon, elle-même n'était pas sympathique. Hugo se demanda ce qu'elle voulait dire quand elle affirmait qu'il avait de la chance de ne pas s'être fait manger... Manger, c'était une métaphore, ou elle était vraiment accro au cannibalisme ? Plus il en apprenait sur elle, et moins il avait envie de la connaître. Elle correspondait trop au cliché de la sociopathe en puissance.

« Et toi, qu'est-ce que tu fais là d'abord ? Tu n'as pas quelqu'un d'autre sur qui tu pourrais te jeter, au lieu de me tourner autour ? Ou le manger, peu importe ce que tu veux dire par là ? »

Misère, pourvu qu'elle ne confirmât pas qu'elle était cannibale... là, ce serait vraiment trop pour Hugo. Bien sûr, cela éveillait un écho étrange en lui. En parlant de manger de la chair humaine, il pensait à un animal. Une bête féroce, incontrôlable, qui poussait d'affreux hurlements... pourquoi est-ce que ses cris y étaient si ressemblants ? Quelque chose disait à Hugo qu'il ne voulait surtout pas connaître la vérité. Après tout, cela demeurait déjà une expérience traumatisante, alors s'il devait en plus songer à des trucs glauques... D'ailleurs, s'il avait été sûr qu'elle ne se moquerait pas de lui, il le lui aurait signalé.

« Qu'est-ce que tu me veux, à la fin ? Pourquoi tu t'acharnes sur moi ? »

Hugo avait fait de gros efforts pour ne pas avoir l'air de soupirer ou de se plaindre. Le jeune homme restait le dos bien droit, affrontant le regard de la jeune femme avec autant de courage qu'il pouvait. Ou peut-être était-ce de la témérité pure, mais peu importait. Il ne voulait pas se laisser impressionner à nouveau par elle. La première fois, elle l'avait eu par surprise, et personne n'aurait pu lui venir en aide. Cette fois, si elle tentait quelque chose, elle verrait bien comment réagiraient les différents témoins. Et puis, au moins, en cas de blessure, vu qu'il était déjà à l'hôpital, c'était plus pratique pour être guéri...

Hugo s'attendait à voir la jeune femme exploser, s'énerver sur lui pour des broutilles juste comme elle avait commencé à le faire, et lui sauter dessus. Tout se déroulerait alors selon le schéma qu'il pensait avoir tiré de l'histoire de la dernière fois : elle cherchait à le mettre en confiance, il se prenait au jeu, et elle s'attaquait à lui quand il était détendu. La patience ne semblait pas être son fort, c'était comme si son désir d'attaquer Hugo était insoutenable et qu'elle ne pouvait pas y résister. Autrement dit, ça risquait toujours de mal se finir. Cependant, la jeune femme adopta une attitude qui connotait la détente. Les mains dans les poches, sans doute pour s'empêcher de les lui plaquer au cou, elle paraissait chercher à se calmer. Le jeune homme ne savait pas si c'était vraiment rassurant, mais cela pouvait être interprété comme un bon signe. Elle ne semblait pas trop nerveuse, ni trop agressive. Donc peut-être qu'il allait finir par s'en sortir. Cela ne changea rien à sa propre position d'homme viril, qui refuse de se laisser impressionner. D'accord, il avait encore un peu peur d'elle, mais ce n'était pas une raison pour afficher trop ouvertement ses émotions. Elle ne lui répondit pas tout de suite, mais quand elle le fit, sa voix faillit paralyser Hugo, tant il ne s'attendait pas à... cela. Agressif, froid, mais pas forcément psychopathique. Elle avait juste l'air d'une fille normale qui ne détestait pas quelqu'un. Hugo pouvait parfaitement s'arranger de ce type de comportement ; c'était, au fond, une attitude tout à fait banale, et elle n'aurait pas été la seule à l'avoir avec lui. Si seulement il pouvait être sûr que c'était bien sincère, qu'elle ne cachait pas des intentions plus malsaines derrière ce masque... Il avait bien vu que sa présence la mettait en colère. En fait, il n'avait jamais pensé qu'il pouvait faire autant d'effet à une personne. A part à son copain peut-être, et encore, en général, c'était plutôt dans le bon sens. Là, il semblait lui faire perdre tous ses moyens, lui donner des envies de meurtre... et oui, il aurait vraiment préféré n'être qu'un type banal à ses yeux.

« Au vu de votre manière de réagir, j'ai l'impression que de l'intérêt, j'en ai beaucoup à vos yeux, répliqua Hugo avec un petit sourire entendu. Vous ressembleriez presque à une collégienne devant l'objet de son désir... »

A interpréter cela comme elle le voulait, Hugo préférait ne pas savoir ce qu'elle y entendait. C'était toujours une insulte, de toute façon, simplement un peu voilée. Et un peu provocatrice aussi. Promis, il allait se calmer après, si elle-même ne lui lançait pas des piques. Au fond, c'était plutôt stérile comme conversation, la dispute. On se battait pour avoir le dernier mot, peu importe ce qui disait l'autre : l'essentiel était de remporter la victoire. Ce n'était pas le genre de pugilat qui attirait Hugo, en général ; comme tous les garçons, il préférait les bastons bien physiques, et encore, à petite dose parce qu'il n'était pas très bagarreur lui-même. Même la jeune femme était plus violente que lui, c'était dire... Hugo se sentit cependant rassuré quand elle minimisa l'impact du mot "manger'. Certes, elle pouvait toujours être cannibale, mais elle prenait cela comme une petite plaisanterie, donc... Rien que cela lui ôtait un poids. Le jeune homme allait peut-être s'en sortir vivant, à nouveau, mais sans faire d'efforts cette fois. On pouvait considérer cela comme une amélioration. Il la regarda s'asseoir par terre, et se retint de faire comme elle. Trop de familiarité risquait de la brusquer, et d'ailleurs, il préférait rester debout, c'était plus sûr. Plus facile de prendre ses jambes à son cou si il en avait besoin. Le villageois ne comprenait pas trop pourquoi il l'écoutait. Sans doute parce qu'il avait besoin de savoir d'où venait cette animosité à son égard. Elle le confirmait, il n'avait rien fait. Mais l'excuse qu'elle lui sortit alors faillit faire tomber Hugo à la renverse.

Son copain. Asher. Qu'est-ce qu'elle savait de lui ? Et d'abord, comment pouvait-elle savoir qu'il sortait avec un mec ? Hugo était certes gay, et il n'était pas le type le plus viril de la Terre, mais en comparaison des autres garçons, il n'était pas plus efféminé qu'un autre. Tous les jeunes hommes avaient tendance à prendre soin d'eux désormais, cela ne faisait pas d'eux des homosexuels. Autrement dit, Hugo passait plutôt inaperçu. On l'avait vu passer des nuits avec des filles - mais ça, bien sûr, c'était avant d'être en couple - et personne ne l'avait surpris en train de regarder un individu s'il était du même sexe que lui. Et vu qu'il ne jouait pas à la folle, il avait l'air d'un garçon comme les autres. La seule chose qui pouvait éventuellement mettre la puce à l'oreille des gens, c'est qu'il habitait en collocation avec son « meilleur ami », qui était ouvertement homosexuel. Dans la mesure où ils ne s'affichaient pas souvent ensemble en public, à cause de Hugo et de ses peurs, il y avait peu de chances pour qu'elle les ait croisés ensemble. D'un autre côté, elle connaissait l'existence de sa bande, chose qui, Hugo en était sûr, était gardée secrète. Si lui-même ne sortait pas avec un des membres de ce groupe-là, il n'en saurait sans doute jamais rien. Asher n'avait pas pu lui cacher ses sorties nocturnes, une fois qu'ils habitaient ensemble. Cependant, Hugo n'en savait pas plus. Juste que ce qu'ils faisaient n'était sans doute pas très légal, pour prendre autant de précaution... Si la jeune femme était au courant, c'était soit parce qu'elle en faisait partie, soit parce qu'elle observait leurs faits et gestes. D'ailleurs, Asher avait-il signalé à ses camarades qu'il y avait un homme dans sa vie ? Hugo ne savait pas si elle connaissait son prénom ou pas, mais il n'allait pas lié qu'il avait un copain alors qu'elle savait. Trop tard pour la dénégation.

« Qu'est-ce que mon copain a à voir avec cela ? demanda Hugo, acide. Si tu as un problème avec lui, tu n'as qu'à lui en parler, tu veux son numéro peut-être ? Franchement, ça vaudrait mieux que vous régliez ça entre vous, parce que je doute qu'il apprécie de te voir t'en prendre à moi... »

Hugo avait confiance en Asher. Son intuition, un peu étrange, lui disait que son petit ami serait de taille à s'opposer à la jeune femme. Parce qu'ils partageaient quelque chose, ce mystère qui entourait Asher. Hugo avait senti qu'elle y était liée, d'une certaine manière. Et puis, même, en raisonnant logiquement, si elle s'en prenait à Hugo, ce n'était pas pour rien non plus. Le jeune homme était un individu isolé, et sans doute pas au courant de ce qui se passait dans son dos, donc beaucoup plus facile à atteindre que la vraie cible. Peu importait que les problèmes de la jeune femme étaient peut-être justifiés. Elle s'était attaquée à lui, et elle se positionnait en ennemi d'Asher. Pour Hugo, c'était suffisant pour la détester.