Tourbillon

Hugo était maussade, cet après-midi-là, comme souvent ces derniers jours. Il n'était pas triste à proprement parler, et la présence d'Asher avait quelque chose de réconfortant, qui réussissait à adoucir son humeur. Mais l'air renfrogné qu'il arborait depuis ces derniers jours partait difficilement de son visage. Le jeune homme avait une mauvaise intuition, et son instinct était, curieusement, presque infaillible. Quand Hugo pensait que les choses risquaient de mal tourner, elles risquaient de mal tourner. Cela ne l'abandonnait jamais. Depuis des jours, il ne cessait de vivre avec une angoisse incertaine dans le cœur. Impossible de savoir ce qui lui faisait peur, mais il avait bien peur de quelque chose. Il n'avait pourtant pas de raison de se sentir effrayé : sa vie n'avait pas changé par rapport aux dix-neuf années précédentes, tout était diaboliquement normal. Cependant, ce n'était pas ainsi qu'il ressentait les choses. Son angoisse pour Asher était-elle responsable de son état ? Il l'ignorait, mais à coup sûr, les derniers événements l'avaient assez secoué. Son hallucination au parc, les divagations de Lila, tout cela était vraiment étrange. Hugo se sentait exclus d'un univers secret, mais ce dernier ne semblait pas pour autant le laisser tranquille. A force d'y réfléchir, il ne dormait presque plus, et la fatigue le rendait revêche. Il était pourtant désolé d'imposer cela à Asher. Son petit ami provoquait peut-être une partie de son inquiétude, mais c'était injuste de lui imposer sa mauvaise humeur. Surtout qu'ils avaient l'après-midi rien que pour eux, ce qui était plutôt rare pour deux étudiants qui n'avaient pas les mêmes options. Ils étaient partis de la fac en début d'après-midi pour aller dans le centre de Tircelieu. Ils avaient quelques courses à faire, rien de bien urgent, mais c'était toujours plus agréable d'aller les faire ensemble. Même si publiquement, Hugo n'osait pas toucher Asher – et pas uniquement parce qu'il n'avait toujours pas admis officiellement qu'il sortait avec lui : il était tout simplement trop pudique pour se permettre des gestes amoureux là où on pouvait le voir, et le rouge lui montait facilement aux yeux rien que d'apercevoir du coin de l'œil un couple enlacé sur un banc – il appréciait d'être juste en train de marcher avec lui. Cela lui faisait presque oublier sa maussaderie. Presque. Mais comme son copain n'y était pas totalement étranger, il ne l'oubliait pas non plus facilement.

Ils avaient décidé de faire une pause et s'était assis à la terrasse d'un café. Le temps était vraiment au beau fixe, ce jour-là, et la chaleur donnait cruellement soif à Hugo. Boire Asher des yeux ne suffisait malheureusement pas à satisfaire tous ses besoins. Hugo restait silencieux. Il aurait eu des choses à dire à son amant, pourtant, mais uniquement des questions qu'il n'oserait pas lui poser. Il respectait le jardin secret d'Asher, et il s'attendait à ce qu'il en fût de même pour lui. Et puis, Asher pourrait difficilement lui expliquer comment tournait le monde alors qu'il n'en savait sans doute pas plus que lui. Cependant, il aurait aimé pouvoir lui dire ce qu'il avait sur le cœur sans avoir l'air de l'accuser. Son instinct lui disait que tout était lié, qu'il lui manquait juste la pièce maîtresse pour pouvoir comprendre tout le puzzle ; mais il nageait toujours dans le noir, et ne voyait que des pièces détachées, sans rapport les unes avec les autres. Cette absence de logique l'irritait encore plus.

Pour couronner le tout, il fallait qu'un type se pointe juste devant eux. Hugo ne le connaissait pas du tout ; même s'il n'était pas physionomiste, il l'aurait sans doute reconnu s'il l'avait déjà croisé à la fac. Ce gars était plutôt banal, mais il dégageait une assurance écrasante, un peu comme celle d'Asher, en fait, pensa Hugo. Ils avaient tous les deux en commun cette manière de regarder le monde comme s'ils avaient quelque chose en plus qui les distinguaient du commun des mortels. Mais pour le reste, il n'avait rien à voir. Hugo se demanda pourquoi il restait planté, à regarder son copain comme s'il avait envie de lui parler. Hugo pouvait assez facilement devenir jaloux quand on tournait trop autour d'Asher, et ce, d'autant plus qu'il ne faisait aucun effort pour montrer qu'ils étaient ensemble. Il n'avait jamais accroché d'écriteau au cou de son amant avec écrit dessus « à Hugo, gare à vous si vous le draguez », ne l'avait jamais embrassé en public, ou une autre de ces choses glauques que faisaient les amoureux quand on voulait s'immiscer entre eux. Hugo détestait vraiment quand on tournait autour d'Asher, parce que cela lui rappelait à quel point il était lâche. Malheureusement, vu la physionomie d'Asher, il avait une fâcheuse tendance à attirer les regards des filles, et même de certains garçons. Hugo ne pouvait pas le leur reprocher, il se sentait lui-même tournesol quand il regardait son copain, et il ne pouvait pas empêcher les autres de le voir. Cela dit, c'était son petit ami. Ce type n'avait certes pas l'air de l'admirer, ce qui était plutôt un bon point, mais il était là, et sa simple présence assombrissait encore plus Hugo. Il n'avait pas l'air d'avoir aperçu le villageois, même s'il devait sans doute l'avoir remarqué, et le traitait comme quantité négligeable. Ses premiers mots s'adressèrent à Asher, et Hugo comprit tout de suite qu'ils étaient marqués sous le sceau du secret. Essayant de ne pas avoir l'air trop en colère, il serra son verre plus fort et l'apporta à ses lèvres en un geste brusque. Mais pour qui il se prenait, cet imbécile ?

Hugo n'avait pas parlé de ce qui le taraudait à Asher, et pour cause. Il ne voyait pas comment le faire sans y mettre une nuance d'accusation. Et pourtant, il ne lui en voulait pas. Bon sang, c'était impossible d'en vouloir à quelqu'un d'aussi merveilleux que son petit ami. Ce n'était pas de sa faute si tous les repères de Hugo s'effondrait un à un... Il était d'ailleurs le seul de la bande à ne pas avoir manifesté de lien avec le surnaturel, et les suppositions de Hugo étaient beaucoup moins solides. Il ne pouvait qu'émettre des hypothèses, et cela l'énervait. C'était évident, pourtant, qu'Asher lui cachait quelque chose d'important. Quelque chose qu'il aurait dû savoir, même s'il n'était sans doute pas encore prêt à l'accepter. Comment lui expliquer qu'il avait l'impression que tout le monde se fichait de lui, y compris Asher lui-même ? Il aurait aimé pouvoir se confier, mais il avait peur... De quoi ? Qu'Asher lui rît au nez ? Jamais il ne ferait cela. Alors où était le problème ? Il semblait que Hugo avait une mauvaise tendance à tout garder pour lui. S'il n'avait pas rencontré son copain, au niveau de son homosexualité, il en serait encore au point mort. Au fond, il lui devait beaucoup de choses, et il aurait dû se sentir libre de lui parler. Mais il avait peur de le vexer, voilà la véritable raison. Peur d'avoir l'air trop intrusif, comme s'il lui reprochait de ne pas tout lui dire. Cela ne dérangeait pas Hugo en soi, même s'il sentait qu'il y avait quelque chose de louche dans cette histoire. Cependant, il était tellement grognon qu'il risquait de lui gueuler dessus et... Bon. Si Asher voulait qu'ils en discutent, ils en discuteraient, mais sinon, Hugo essayerait encore de résoudre cela par lui-même. C'était très difficile, de s'arrêter de penser, mais peut-être que cela finirait par passer ? Ou peut-être que les différentes preuves allaient continuer de lui tomber dessus, une à une, aux moments où Hugo s'y attendait le moins. Comme aujourd'hui, par exemple. Rien ne serait plus désagréable que de faire une sale découverte alors qu'il passait enfin du temps seul avec son copain. C'était assez rare pour être mentionné. Il le voyait bien à la fac, bien sûr, mais dans ces moments-là, ils ne formaient pas un couple. Il y avait d'autres amis avec eux. Au fond, c'était plutôt agaçant. Hugo chérissait ces moments avec Asher, où il pouvait enfin se permettre d'être naturel, même si le fait d'être en public le retenait toujours un peu. Il gâchait un peu le tout, comme un idiot, mais n'empêche, la simple présence d'Asher pour lui tout seul rendait l'après-midi parfaite, peu importait ce qui s'y passait. Sauf si, bien sûr, il survenait quelque chose qui ébranlerait à nouveau son monde... Comme cet inconnu, par exemple.

Hugo comprenait très bien qu'Asher avait envie qu'il s'en aille. Visiblement, il n'appréciait pas de se faire observer ainsi, chose que Hugo comprenait parfaitement. Il ne s'attendait cependant pas à la suite. D'abord, l'inconnu utilisa le nom de famille de son copain. Donc il le connaissait. Les yeux de Hugo s'écarquillèrent. Il avait toujours su que certaines des connaissances d'Asher lui étaient totalement inconnues, même si c'était totalement normal. Mais il ne voyait pas comment il pouvait connaître un boulet dans son genre. Celui-ci ne disait même pas bonjour et parlait sur un ton dur qui ne plaisait pas du tout à Hugo. Peu importe ce qu'Asher lui avait fait, on ne parlait pas sur ce ton à son copain, point. Ce qui ne plaisait pas non plus à Hugo, c'était le sens de son discours. Meute ? Mais c'était un truc de loup, ça non ? Enfin, c'est d'abord un regroupement de canidés, mais en général, on pense plus facilement à une meute de loups qu'à une meute de chiens. Drôle de nom pour un groupe, on voyait bien que ce n'était pas une inoffensive bande d'amis... Et un traître ? Qu'est-ce qu'Asher lui avait fait ? Son amant le regarda, semblant inquiet de ce qu'il pourrait entendre. Ah oui ? Hugo n'avait pas tellement envie de faire semblant de ne pas écouter. Il en avait déjà trop entendu, il se posait déjà des questions. Le ton monta, il semblait que les deux ennemis étaient rivaux, ou du moins, qu'ils ne s'entendaient pas bien. Asher alla même jusqu'à se lever, signe que les choses risquaient de se dégénérer. Hugo espérait qu'il n'en serait rien, il n'avait pas envie que son homme se batte avec un imbécile qui venait le provoquer. L'imbécile en question finit par s'en aller, laissant Hugo plus perplexe que jamais. Asher était donc dans une meute qui se réunissait à chaque lune, et il s'était occupé d'un traître. Cela lui disait vaguement quelque chose, mais Hugo était trop rationnel pour y prêter attention. C'était une manière propre à l'être humain, que de refuser de voir l'évidence pour se protéger. Hugo observa son petit ami avec froideur. Ou plutôt, il essaya : c'était trop difficile d'être froid avec lui, même si la scène qui venait de se passer lui donnait envie de prendre un peu de distance. Il n'avait jamais vu son chéri aussi furieux. Oh, c'était vrai qu'il n'était pas du genre à laisser passer une provocation, mais Hugo n'avait jamais eu l'occasion de le voir en colère contre quelqu'un. Cela lui aurait fait presque peur. Presque. Après un silence qui lui parut très long, Hugo prit la parole.

« Alors c'est ça que tu fais de tes soirées ? Tu me dois quelques explications. Tu lui as fait quoi, au juste, à ce traître ? »

Il s'exprimait avec calme, comme si cela le laissait indifférent, mais Asher ne pouvait pas s'y tromper : Hugo n'attendait pas une réponse, il l'exigeait. Là était le nœud du problème, et puisque le sujet était lancé, il avait autant continué. Qu'Asher voit d'autres personnes que lui le soir, même si cela l'ennuyait, ce n'était pas un drame. En revanche, s'il commençait à y avoir des traîtres dans l'histoire, là, Hugo n'était plus d'accord. Son instinct avait encore raison : Asher était loin d'être innocent. Mais pourquoi fallait-il qu'il complique tout ? Hugo le laissait faire ce qu'il voulait, mais ce n'était pas une raison pour faire n'importe quoi. Et ce type, d'abord, il ne risquait pas de lui faire mal ? Oh glaciale pensée. Asher semblait prêt à en découdre, peut-être même qu'il était assuré d'obtenir la victoire. Mais Hugo ne pouvait pas en être aussi sûr. Il aurait sans doute exprimé toute son inquiétude à ce propos s'ils avaient été chez eux, mais vu qu'on pouvait encore les entendre, un peu de prudence s'imposait. Et voilà que Hugo agissait comme eux...

« Vous vous connaissez, fit remarquer Hugo. Dis-moi, quel genre de gens se donnent rendez-vous à la prochaine lune ? »

Il n'était pas sûr qu'il obtiendrait une réponse totalement sincère. Asher ne pouvait sans doute pas parler ouvertement de ses affaires, si elles étaient si secrètes, et Hugo n'allait pas le reprocher. Mais il ne voulait pas entendre de mensonges. Qu'est-ce qui pourrait le rassurer, au juste ? Pas grand-chose. Hugo semblait presque résigné à admettre qu'il se passait des choses étranges dans son dos, et qu'il était juste trop normal pour y participer...

Asher ne le regardait pas. C'était déjà un mauvais signe en soi : son copain refusait de croiser son regard alors même qu'il s'apprêtait à lui expliquer un de ses plus grands secrets. Quelque chose le gênait vis-à-vis de Hugo. Cette attitude ne collait vraiment pas avec celle qu'avait d'habitude son petit ami. Asher était quelqu'un de franc et d'ouvert, il n'avait pas de problèmes à assumait qui il était et ce qu'il était ; Hugo l'avait toujours admiré pour cela, même lorsqu'ils ne s'étaient pas encore adressé la parole. Cela dit, il pensait aussi qu'Asher n'avait que des choses anodines à cacher, comme tout le monde, avant leur emménagement ensemble. Depuis, il avait découvert une autre face de son copain, un Asher sombre, qui traînait avec des gens étranges et faisait des choses qui n'étaient certainement pas autorisées par la loi. Et cet Asher-là, Hugo ne le connaissait pas. C'était peut-être aussi pour cela qu'il avait peur de ce qui pouvait se passer. Ce qu'il ignorait d'Asher lui paraissait important, comme si il lui manquait la clé pour vraiment comprendre qui était son copain. Pas juste un étudiant en mathématiques beau gosse, non ; il était aussi un autre. Alors Hugo s'inquiétait, parfois de façon très stupide, mais parce que c'était dans sa nature. Le jeune homme voulait bien laisser de l'air à son petit ami, le laisser vivre sa propre vie ; mais il y avait une différence entre le laisser avoir des secrets, et le laisser avoir des secrets qui pouvaient tourner au drame et avoir des retombées négatives sur leur couple. Hugo préférait cependant qu'Asher se tût, quitte à confirmer ses pires soupçons, que de le voir lui mentir. Cela serait trop insupportable. Le jeune humain avait une confiance aveugle envers lui, et une tolérance bien plus grande que pour n'importe qui. Oui, il y avait de la colère en lui, à ce moment-là, mais son amour niais la tempérait, en faisait une petite pointe de rage très piquante, mais heureusement isolée. C'était déjà énorme, mais il ne pouvait pas plus. Il se contenta d'écouter son histoire, en se demandant si cela suffirait à le rassurer. Il pouvait garder ce qu'il lui dirait pour lui, même si ce n'était qu'un tissu de mensonges.

Apparemment, le gars s'appelait Dan et faisait partie de l'équipe de foot. De la part d'Asher, il voulait bien le croire, mais ce type n'avait pas l'air non plus très futé, c'était plutôt le genre de boulet qu'on ne voyait s'investir nulle part. Bah, sans doute était-ce un remplaçant, il ne pouvait pas savoir. Selon Asher, cette "meute", bien qu'il ne réutilisât pas le terme, était un groupement d'amis assez sectaire avec des gens bizarres (très sympathique pour désigner ses amis), dans lequel il ne s'investissait que par solidarité envers Dan. Peut-être que ce n'était pas faux ; après tout, il y avait très certainement un fondement de vérité dans ce qu'il disait, Hugo ayant déjà compris qu'il fréquentait des personnes assez étranges. Mais cela n'expliquait pas tout. Pourquoi lui disait-il de ne pas jouer au meneur avec lui, si Asher ne cherchait pas à le faire d'une certaine manière ? Cela n'avait aucun sens. Tout, dans son discours, semblait reprocher l'implication de son copain dans ses affaires. Il ne lui reprochait pas de ne pas être assez motivé, au contraire. Ainsi, Hugo comprit qu'Asher lui mentait. Ce n'était peut-être pas un très grand mensonge ; peut-être suffisait-il juste de tordre un peu ce récit pour obtenir la vérité. Mais Asher présentait cela comme si c'était entièrement exact. Hugo se sentit tout à coup blessé. Comment est-ce que son petit ami pouvait-il lui mentir, comme ça ? C'est donc sans surprise que la première réaction de Hugo, dictée par la colère et la douleur, fut tout simplement :

« Tu te fiches de moi ? »

Hugo était une personne calme, qui ne recherchait pas les conflits. Il cherchait toujours à aplanir la situation, à ne pas laisser les choses s'envenimer. Il savait que, s'il élevait la voix contre Asher, celui-ci serait en mesure de lui jeter ses propres défauts à la figure. Hugo était loin d'être blanc ; ce qu'il faisait n'était pas bien non plus. Mais au moins, quand il cachait la relation qu'il entretenait avec Asher, il ne mentait pas à son copain. Il ne se jouait pas de lui, non ; il essayait d'assumer le plus possible, c'était dur et c'était sa propre faiblesse le problème, mais à aucun moment il ne s'était payé la tête d'Asher. Il ne comprenait donc pas pourquoi lui se permettait de lui mentir.

« Ce mec te reproche de trop en faire, et toi, tu voudrais me faire croire que tu n'en as rien à faire ? Franchement, Asher, tu me prends pour un idiot. J'aurais pensé, tu vois, que si tu devais choisir entre briser mon cœur et celui de Dan, tu aurais choisi le second. Tu continues d'aller à ces réunions, tu me laisses seul à me saouler la gueule pour ça, alors va pas me dire que tu ne le fais que pour lui. Si tant est que le reste est aussi vrai, d'ailleurs. »

Hugo jeta un regard noir à son copain, soudain vraiment énervé. Parce qu'il se payait vraiment sa tête... est-ce que cela le faisait rire ? Est-ce qu'il trouvait ça drôle de voir que Hugo pouvait être manipulé, que cela le dérangeait vraiment de ne pas savoir, et d'en profiter pour lui faire gober n'importe quoi ? Ce que Hugo ne disait pas clairement, mais qu'il pensait vraiment, c'était que, si vraiment Asher n'avait pas envie, il l'aurait fait passer, lui, avant ses prétendus amis. Okay, c'était moche de lâcher la bande comme ça, mais il avait quand même quelqu'un dans sa vie, à présent. S'installer ensemble, même si ce n'était qu'une colocation, c'était tout de même un partage. Ce n'était pas juste le fait de dormir sous le même toit, et ça l'était encore moins quand on formait un couple. C'était d'ailleurs peut-être cela que pensait Asher. Hugo le faisait trop attendre, était incapable de montrer qu'il tenait à lui aux autres, comme s'il avait honte de lui. Ça, Hugo ne pourrait pas le lui reprocher. Il ne lui en voudrait même pas si c'était la raison pour laquelle il s'éloignait de lui. Mais ça n'excusait pas le mensonge, et la désagréable sensation qu'Asher lui mentait depuis le départ.

« Si c'est parce que je suis incapable de dire aux autres que je suis gay, dis-le moi, bon sang. Mais ne cherche pas à éviter le problème. Si tu n'avais pas été là, je n'aurais jamais admis être homo, pas même à moi-même. Je t'aurais tout passé, tout, mais pas ton mensonge. J'aurais préféré que tu m'envoies balader en me disant que c'étaient pas mes affaires, ça aurait fait moins mal. »

Dans la mesure où il parlait de façon clairement audible, tout le monde avait sans doute pu entendre qu'il était gay. Ça ne lui ressemblait vraiment pas, lui qui était toujours discret, qui ne voulait pas attirer l'attention. Et voilà qu'il venait de faire une sorte de mini coming out devant de parfaits inconnus... c'était dire l'étendue de son trouble.

« Dis-moi au moins quelque chose de vrai. Qu'est-ce que tu as vraiment fait à ce traître ? »

Hugo s'imaginait bien des choses, mais il était encore loin de la réalité. S'il l'avait sue, peut-être qu'il aurait accepté le mensonge. Même lui l'aurait reconnu nécessaire : c'était vrai qu'il n'était pas prêt à apprendre l'existence de ce que l'on appelait le « surnaturel ». Cependant, il n'avait pas conscience qu'Asher avait besoin de lui mentir, de lui cacher des choses. Il ne parvenait pas à imaginer une situation qui nécessitait un tel silence. Alors il s'énervait, sans vraiment savoir ce qui lui faisait mal, sinon le fait de ne pas savoir. Était-il trop exigeant envers son copain ? Il ne pensait pas que c'était le cas ; à ses yeux, le prendre pour un idiot - car c'était bien de cela dont il s'agissait pour lui - était un affront. Il aurait aimé que les choses se déroulent de façon différente, mais il n'y pouvait rien, il avait mal quand il y pensait. Il s'inquiétait trop, il avait peur de ce qu'il ne pouvait pas voir, et il avait en même temps trop d'intuition pour son propre bien, comprenant qu'il se passait quelque chose de très sérieux, mais incapable d'en deviner la teneur ; devinant qu'il y avait de la violence dans l'âme de son petit ami, mais se méprenant sur son origine, puisqu'il ne pouvait l'attribuer qu'à l'homme, ignorant qu'il y avait aussi la bête. D'ailleurs, s'il apprenait qu'Asher se transformait en loup, arriverait-il encore à le regarder comme un simple humain ? Il avait déjà du mal à le faire maintenant, alors qu'il n'en avait pas la moindre preuve, juste une idée saugrenue qui lui trottait dans la tête et qui ne voulait pas partir. Il savait qu'Asher était plus... mais ne savait pas plus loin. Son amant essayait de le calmer, de calmer son angoisse profonde. Hugo avait peur d'être délaissé par lui ; il avait toujours été délaissé par sa mère, qui préférait s'occuper de sa carrière plutôt que de son fils, et il savait que celle qu'il considérait comme sa meilleure amie en ferait de même si elle savait vraiment avec qui il sortait. Deux personnes à essayer de satisfaire, c'était suffisant ; une troisième, ça devenait impossible. Bien sûr qu'Asher l'aimait, ça se voyait quand même ; mais allez lui dire ça quand il se retrouvait encore seul pour l'énième fois de la semaine, parce que son amant avait eu une urgence ou quelque chose dans le genre... Douter était mortel. Et Hugo ne pouvait pas non plus rester totalement aveugle. Il se sentait un peu égoïste de lui réclamer son attention comme ça, c'était franchement mauvais ; quelle image devait-il donner de lui ? Mais il ne pouvait pas s'en empêcher. Il était amoureux d'Asher, tout simplement.

Le connaissait-il vraiment plus que ses « amis » ? Oui, Hugo le connaissait sans doute plus en tant qu'homme. Dans sa tête, Asher n'était pas quelqu'un d'être mauvais, même s'il n'hésitait sans doute pas à faire des choses mauvaises quand il estimait que c'était nécessaire. Comme mentir à Hugo, par exemple. Il savait tout cela, et tout pourrait concorder avec les événements... ou presque. Dans sa tête, rien ne lui permettait d'expliquer pourquoi il s'en allait de façon régulière les soirs, rentrant très tard la nuit, parfois même au matin, sans en paraître d'ailleurs très affecté. Il y avait comme un trou noir, qui absorbait progressivement toutes les certitudes de Hugo. Pas étonnant que cela l'énervât, à force. Il détestait tellement se dire qu'il ne savait peut-être pas qui était vraiment Asher... Il se détestait. C'était tout à fait le genre de choses qui le poussaient à se remettre en question, à se demander ce qui n'allait pas chez lui. Il n'avait déjà pas assez de confiance en lui pour la sacrifier bêtement sur ce sujet. Et sa confiance actuelle vola en éclats quand Asher lui demanda s'il le prenait pour un meurtrier. Sa colère fondit comme neige au soleil, et ses joues se teintèrent subitement d'une teinte rouge assez explicite. Hugo aurait voulu répondre non, mais son corps disait oui pour lui. Soudain, il se sentit très gêné. Il savait que c'était horriblement blessant de s'entendre dire qu'on nous prenait pour un meurtrier. Surtout quand cela venait de la personne qui était censée vous aimer telle que vous étiez... A son tour, Hugo trouva un intérêt soudain pour ses mains. Il n'avait pas d'explications à donner à Asher. Il pouvait au moins lui dire la vérité, et se contenter des deux choses vraies qu'Asher voulait bien lui donner...

« Bah en fait... j'y ai pensé, Asher. Ça a toujours été un de mes cauchemars... »

C'était la faute au trou noir. Non, décida Hugo, ce serait trop simple. Au fond, c'était comme le reste : il avait l'intuition qu'Asher pouvait commettre un meurtre. Ça ne cadrait pas avec sa personnalité, et pourtant, il sentait que c'était possible. Cela dit, il aurait peut-être dû lui en parler avant. Hugo avait l'impression d'avoir commis une énorme faute. Il reprochait les mensonges d'Asher, mais il était capable de penser des choses horribles sur lui, et refusait de l'avouer jusqu'à ce qu'il ne pût plus reculer. Là, c'était une gaffe.

« Je comprendrais que tu m'en veuilles à mort à cause de cela. Je suis désolé, j'aurais dû t'en parler avant. Je veux dire... la première fois que j'ai vu du sang sur tes affaires, alors que toi, tu n'avais rien, ça ne m'a pas trop choqué, mais après... quand ça recommence... »

Quand ça recommence, on se pose des questions. On se dit que, si le corps de son amant est vierge de toute blessure, alors le sang appartient à un autre. Quand on voit des gouttes de sang sur un sac, on peut supposer qu'elles ont giclé dessus, qu'elles n'ont pas été en contact direct. Et si elles ont giclé, c'est qu'elles sont sorties de façon violente... Et en général, soit on a blessé la victime, soit on l'a carrément tuée. La logique était l'ennemi de Hugo. C'était son défaut d'étudiant mathématicien : suivre une hypothèse rationnelle, en écartant toutes les possibilités illogiques. Et courir le risque de se tromper, quand la réponse était au-delà de la logique.

« J'ai été incapable de te faire confiance. »

Voilà, la sentence était tombée. Hugo venait de nommer le péché mortel qu'il avait commis. Totalement calmé, il jeta un coup d'œil hésitant à son copain, essayant de voir comment il allait réagir. Lui, il avait peur. Pas peur d'avoir raison, ou d'avoir éveillé quelque chose en Asher ; non, il avait plutôt peur d'avoir commis un faux-pas, et de ne pas pouvoir retourner en arrière pour le corriger...

Comment en était-il arrivé jusque là ? Il pensait vraiment pouvoir résoudre le problème qui se posait à eux, mais au fond, n'était-il pas trop optimiste ? Hugo espérait se tromper, se faire des idées. Il préférait largement être le plus mauvais copain de la Terre et mériter la honte qu'il sentait monter en lui, plutôt que d'avoir raison. Il savait malheureusement qu'il y avait bien quelque chose de dérangeant dans cette histoire. Cette zone d'ombre se plaçait entre eux deux, et plus le temps passait, moins Hugo avait l'impression de connaître son petit ami. Pourtant, il l'aimait, c'était indéniable. C'était bien pour cela que cela le détruisait progressivement. Comment faire confiance à quelqu'un quand on avait l'impression d'être, d'une certaine manière, trahi ? D'accord, il aurait dû faire confiance en Asher. Il avait essayé, longtemps. Au départ, c'était tellement facile. Mais quand il avait commencé à s'absenter, c'était devenu tellement plus compliqué... Il n'empêche ; il se sentait toujours gêné. Le jeune homme osa relever un peu les yeux, devinant que cela ne plaisait pas Asher. Il n'avait pas peur de lui. Il ne pensait pas que son homme était capable de lui faire du mal. Cependant, il était en tort sur ce point-là, il le savait, mais il ignorait si cela équilibrait la balance de leurs maux respectifs. Tous deux semblaient, finalement, assez perdus. Leur couple avait tenu naturellement jusque là, parce qu'il n'y avait pas de soucis apparents : ils fonctionnaient donc ensemble. Mais ils avaient parlé, ils avaient compris qu'il y avait un vrai problème, et qu'ils ne pourraient pas le résoudre dans le silence. Le jeune villageois ne pouvait tout simplement pas vivre dans une situation pareille. Tout ce qu'il voulait, c'était la vérité. Et c'était sans doute la seule chose qu'Asher ne pouvait ou ne voulait pas lui donner...

Le jeune homme se rendit compte qu'il avait parlé de cauchemars. C'était quelque chose d'assez intime, le reflet de ses propres peurs. Tellement dur de les avouer à quiconque. Asher était censé être la personne qui pouvait tout savoir ; sa confiance était censée être totale. Mais visiblement, elle ne l'était pas. Hugo arrivait à lui parler de tout, sauf de ce qui se passait entre eux deux. Et cela lui paraissait presque ridicule, après tout. Il se sentait si faible, si petit. Mais là où il sentit vraiment le couteau remuer dans sa plaie, ce fut la dernière réplique d'Asher avant de se lever. Le villageois sentit son cœur glacer. Complètement paralysé à l'idée d'une potentielle rupture, il ne savait pas du tout quoi répondre. Lui non plus n'avait pas grand-chose à dire pour sa défendre. D'accord, Asher mentait, mais Hugo le pensait être un meurtrier.

« Asher... »

Le jeune homme hésita. Asher ne partait pas, il ne s'éloignait que de façon temporaire, mais cela lui faisait déjà mal. Il ne voulait plus vivre sans lui. Cela faisait trop longtemps qu'il l'aimait désormais, trop longtemps même qu'ils vivaient ensemble. Se retrouver seul désormais, c'était retomber dans le fond du gouffre. Cependant, ce n'était pas non plus par pur égoïsme qu'il n'avait jamais songé à partir. Il le laissa partir à l'intérieur, dépité, avant de se décider de prendre son destin en main. Il ne pouvait pas se contenter de laisser les choses se dérouler ainsi. Il devait se battre, au moins pour que les deux soient en paix, même s'ils devaient se séparer. Il le rejoignit à l'intérieur, où il était en train de se commander autre chose, et le tira par la manche, l'enjoignant à le regarder.

« Asher. Peut-être que t'es vraiment cette personne, peut-être que je devrais te quitter. Mais si c'était le cas, je l'aurais déjà fait. » Puis, baissant la voix de façon à ce qu'il soit le seul à l'entendre : « Mais je suis toujours là. Et même si tu étais le pire des meurtriers, je ne t'en voudrais pas, du moment que tu ne t'en prends pas à moi. Je t'aime. »

Il les avait dits souvent, ces trois petits mots, mais cette fois, c'était plus intense. Il sentait qu'il y avait autre chose qu'une simple déclaration, c'était presque une justification. Trois mots pour dire tout ce qu'il voulait lui dire. Il s'éloigne alors pour le laisser tranquille, s'approchant de la table qu'ils viennent de quitter, la mort dans l'âme.